Espérance 27 le mag

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"L&L", Joanne Leighton et Camille Laurens en marche

Pour la seconde année, le festival Concordan(s)e fait étape à Evreux, le 28 mars. Ce festival itinérant provoque, depuis une dizaine d'années, la rencontre de chorégraphes et d’écrivain(e)s et leur propose de créer et de jouer, ensemble, une courte pièce de 30 minutes. Ainsi, les deux artistes se retrouvent régulièrement en résidence. A eux de définir le thème, d’inventer leur façon de créer et de jouer. Plusieurs représentations sont données dans des lieux culturels variés  (médiathèques, des librairies…). 

 

En 2019, du 16 mars au 27 avril, sept binômes (1) présentent leur pièce essentiellement en Ile-de-France, dont certaines ont été créées lors d’une édition précédente. L’un de ces binômes réunit Joanne Leighton, chorégraphe habituée de la ville d’Evreux et Camille Laurens, écrivaine et chroniqueuse dans différents journaux. Toutes deux ont fait étape à la médiathèque d’Evreux, du 2 au 7 février et présenteront leur pièce appelée « L&L », toujours à la médiathèque, le 28 mars à 20 h (les autres rendez-vous par ici). Avant de quitter Evreux, le 7 février, Joanne et Camille ont participé à un échange autour de leur travail,  en compagnie de la journaliste et spécialiste de la danse contemporaine Rosita Boisseau. Retour sur des échanges riches.

 

La rencontre

Femme de plus de 40 ans

Douceur et ouverture

Revenir à son enfance

Dentelle

Australie et Aborigènes

Des écrivains en marche

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La rencontre

« Le festival Concordan(s)e est un rendez-vous unique en son genre dont la règle de fonctionnement est simple et compliquée à la fois, rappelle Rosita Boisseau. Il s’agit de commander un spectacle écrit à quatre mains par deux personnes qui ne se connaissent pas et vont échanger leurs savoirs. Jean-François Munnier, le directeur de ce festival, a un talent certain pour imaginer des paires  qui marchent. Même si parfois, bien-sur, il arrive que les deux artistes ne s’entendent pas après une première rencontre. Comment cela s’est-il passé pour vous ? »

 

 

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Joanne Leighton
: « Notre première rencontre s’est déroulée il y a un an. Jean-François Munnier m’avait parlé du travail de Camille Laurens. J’ai lu plusieurs de ses livres car c’était important pour moi de voir si je me retrouvais dans son travail. Je me suis sentie comme un poisson dans l’eau ! Dans son livre « Encore et jamais : variations » (2), j’ai retrouvé plusieurs de mes thématiques  : la répétition et les variations. On  retrouve ces sujets avec « Les Veilleurs » et « Songlines » (deux spectacles donnés à Evreux, ndlr). J’étais donc très impatiente de rencontrer Camille ! »

 

Camille Laurens : « Dès le premier café, nous nous sommes entendues pour travailler sur la répétition. Je savais que Joanne travaille depuis plusieurs années sur la marche et son côté répétitif. Nous avons tout de suite su que nous allions trouver un terrain d’entente. Ensuite, j’ai vu « Songlines » en vidéo et cela m’a plu. »

 

« Jean-François Munnier a eu une intuition en vous réunissant » s’amuse Rosita  Boisseau.

 

Femme de plus de 40 ans

 

Joanne : « Oui ! Et j’ai également trouvé intéressant de travailler avec une femme de mon âge. Souvent, les danseurs ont moins de 40 ans. Vous savez, j’ai été danseuse jusqu’en 2013 ; j’ai dû arrêter car il était trop difficile de danser et d’être en même temps à l’extérieur de la pièce (pour le travail chorégraphique, ndlr)

Je ne danse pas aujourd’hui de la même façon que lorsque j’avais 25 ans. Faire un duo avec Camille était très important de ce point de vue.»

 

Camille : « J'ajoute que notre spectacle s'appelle "L&L", L pour l'initiale de nos deux noms mais également pour le mot "elle". »

 

Rosita : « Vous avez le désir de montrer des corps moins jeunes ? » 

 

Joanne : « Tout à fait ! Avec Camille, nous devons travailler différemment. La  simple présence de Camille sur scène apporte déjà énormément ! »

 

« Je ne parle jamais de danseurs amateurs ! »

 

Rosita : « Vous travaillez avec des danseurs amateurs, Joanne. Vous retrouvez donc vos habitudes avec Camille ! »

 

Joanne : « Je ne parle jamais de danseurs amateurs. En danse, je vois un être humain et je cherche, dans mon travail, à trouver les liens entre les individus. 

En 2014-2015, quand je quitte Belfort (Joanne Leighton dirigeait le Centre Chorégraphique National de Franche-Comté, ndlr), je veux remettre en question mon travail chorégraphique, ce qui m’appartient, me pencher sur les mouvements que je fabrique qui sont mon identité artistique, ma signature.

J’ai alors commencé à m’intéresser aux  mouvements que nous partageons tous. Je commence à  travailler « à l’envers », à partir de gestes simples que je décompose. »

 

Rosita : « Camille, comment avez-vous distribué les rôles ? Quelle a été votre méthode de travail ? »

 

Camille : « On a commencé par la danse, j’étais assez inquiète de ce que je pourrais faire. J’ai toujours été passionnée par la danse. Joanne est une formidable pédagogue. Nous avons commencé par des choses simples, comme marcher ensemble. C’était une première écoute du corps et il n’était pas encore question du texte. J’ai développé des talents insoupçonnés grâce à Joanne !

 Ensuite, j’ai expliqué à Joanne que je ne pouvais écrire que seule,  j’avais besoin d’y penser, que cela murisse. Cela s’est fait très progressivement. J’envoyais mes textes, sur la marche et le pas,  puis nous regardions comment cela pouvait s’intégrer dans la chorégraphie. Nous adaptons réciproquement notre travail. D’ailleurs, y a quelques jours, nous nous sommes aperçues que nous voulions commencer autrement !

 

Douceur et ouverture

Joanne : « Très vite, nous avons développé une façon d’être ensemble. Nous avons gardé, depuis le début, une improvisation de 15 minutes , « la danse des pas », structurée autour du motif du premier pas, de sa répétition, tout en gardant une ouverture sur l’écriture. C’est une façon de renforcer le fait d’être ensemble.

Je filme notre travail car je ne peux pas avoir un oeil extérieur pendant que nous dansons. 

J’ai aussi écrit un échauffement pour Camille, de façon à ce qu’elle soit autonome pendant que je m’échauffe moi-même. J’adore enseigner mais quand je crée je déteste le faire ! 

Cette organisation permet, lorsque nous commençons la chorégraphie, d’être dans un état corporel de douceur et d’ouverture. »

 

Rosita : « cet état corporel de douceur est-il permanent dans la pièce ? »

 

Camille : « Malgré notre « grand âge », il y a des moments intenses. Toute à l’heure (pendant la dernière répétition dans l’après-midi, ndlr), je devais lire après avoir dansé et j’ai constaté que j’avais besoin d'un temps de repos avant de le faire.

 

Joanne : « En fait, le texte existe à travers le langage des corps, les lectures à voix haute et en voix off. »

 

Camille : « Nous nous sommes posées beaucoup de questions sur la répartition des lectures. »

 

Joanne : « Nous voulions que cela soit une extension de notre travail, il n’y avait aucune obligation dans la répartition et la forme des lectures. Quand les textes sont enregistrés, cela nous libère pour danser. C’est une espèce de chemin pour nous, les choses sont dites, se répondent autrement. »

 

Rosita : « Camille, est-ce que cela a changé votre façon d’écrire ? »

 

Camille : « Dans le rythme des textes, oui. Ils ont été écrits pour cette performance. 

Par contre, cela n’a pas changé ma façon « physique » d’écrire. Je bouge tout le temps. J’écris une phrase, je me lève, je bois un thé et je m’y remets. C’est comme si j’avais besoin que mon corps soit en mouvement. Cela me va bien d’écrire pour ce projet.

 

 Revenir à son enfance

 

Rosita : « Jeune, vous vouliez être danseuse Camille. »

 

Camille : « On dit toujours qu’il faut revenir à notre enfance. C’est tout à fait cela ! J’ai écrit « la petite danseuse de 14 ans »  (paru en 2017, ndlr). A cette occasion, je vous ai rencontrée Rosita et j’ai découvert le Festival Concordan(s)e. Dans « la petite danseuse de 14 ans » (3), je raconte mon rêve interrompu de devenir danseuse.

 

 

 

C’est un long chemin qui m’a reconduite à la danse. Rien n’arrive par hasard.

 

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J’avais vu certains des spectacles ce festival et j’avais envie d’y participer. Je me suis toujours demandée, d’ailleurs, comment les danseurs peuvent être synchronisés entre eux. J’ai donc été heureuse que Joanne m’explique deux ou trois petites choses à ce sujet ! Il y a des trucs à connaitre ! La difficulté est d’être à l’écoute de l’autre sans passer son temps à le regarder.

Avec Joanne, c’est un véritable plaisir d’être en mouvement ensemble, dans une véritable harmonie.  Et je regarde avec joie les vidéos (des répétitions, ndlr) qui me procurent une satisfaction personnelle. Je me dis que « c’est quand même pas mal ! ».

Dentelles

 

Rosita : « Vous m’avez confié qu’un autre motif de votre création se réfère à la dentelle. Comment êtes-vous arrivées à travailler sur ce sujet ? »

 

Joanne : « La dentelle évoque la femme, son émancipation. Cela a commencé lors d’une visite au Louvre avec Camille. Nous sommes arrivées devant la Dentelière de Vermer et nous nous sommes émerveillées face à cette oeuvre incroyable exprimant l’intériorité, la pensée intérieure.

 

 

 

Le fil tissé, c’est le lien tactile avec le passé, un réseau entre nous, nos ancêtres. La dentelle fait aussi rêver, elle a un côté poétique.

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Camille : « On peut faire un parallèle avec la création chorégraphique et littéraire. On tisse des textes comme des motifs. Et puis, la dentelle, c’est aussi ce côté répétitif, la précision, la patience, le temps qui passe.

Nous avons fait des recherches sur l’histoire de la dentelle qui a été un moyen d’émancipation. Les femmes gagnaient très bien leur vie, étaient autonomes grâce à la dentelle qui se vendait chère. C’est une forme de création qui libérait.

Etant deux femmes qui créent, toutes ces thématiques nous parlent. »

 

Australie et aborigènes

 

Rosita : « Joanne, vous avez des origines australiennes. Sont-elles présentent dans cette pièce et votre travail plus généralement ? »

 

Joanne : Avec « Songlines », c’est la première fois que je faisais référence à mon pays d’origine et le livre "Le chant des pistes" de Bruce Chatwin a été une source d'inspiration (l'auteur retrace sa rencontre avec la culture aborigène, ndlr). Vous savez, aujourd’hui, j’ai travaillé plus longtemps en Europe qu’en Australie.

C’est mon travail sur la marche qui m’a ramenée à l’Australie. Chez les Aborigènes, le tracé des routes est transmis au travers de la tradition orale, les chants ainsi que les peintures.

Mais ce spectacle n’exprime pas un désir de retourner en Australie et je ne veux surtout pas m’approprier la culture aborigène, qui est sacrée. 

Mais c’est aussi une culture fragile. D’une tribu à l’autre, il n’y a pas de partage. Tout est très codifié et complexe. Cela nous interroge également : « En Europe, quels sont nos chemins ? » et on peut aussi penser aux phénomènes de migrations.

 

Rencontre avec Joanne Leighton autour de la création de "Songlines" from micadanses - Faits d'hiver on Vimeo.

 

Des écrivains en marche

 

Rosita : « quels liens a votre création avec la littérature ? »

 

Joanne : « Plusieurs auteurs et philosophes ont travaillé sur le thème de la marche. Je pense également à Henry David Thoreau et son livre « Walden ou la vie dans les bois » dans lequel il relate sa vie dans une cabane dans les bois durant deux ans, deux mois et deux jours -ce rythme dans la durée me parle beaucoup au passage-, une forme de remise en question.  Nous réfléchissons également en tant qu’artistes sur les façons de nous remettre en question en cette période de crise.

 

Camille : « Sur le thème de la marche,  je pense à Virginia Woolf, Frédéric Fros qui a écrit « Marcher, une philosophie », Nietzsche (4) , grand marcheur, mais aussi Rousseau, Rimbaud aux semelles de vent. Je pense également  à Antoine de Baecque qui a écrit « Les godillots, manifeste pour une histoire marchée ».

Nous baignons dans toutes les questions autour de la marche mais aussi du mot « pas » qui peut signifier l’interdiction.

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Rosita : vous travaillez par petites périodes, dans des lieux très différents pour vos résidences. Cela vous ouvre-t-il des opportunités ? »

 

Joanne : « Oui ! Nous étions coupées du monde dans la maison de George Sand à Nohant, au fond du Berry, un lieu qui évoquait Chopin, « la mare au diable », la nature, la marche.

Puis au Havre,  nous étions au « Phare », nous avons eu la chance de visiter une exposition  photographique autour des  fils, des coiffes… »

 

 

 

 

Rosita : « ce projet est ambitieux et modeste à la fois, que vous le donnez dans des médiathèques, de librairies. La pièce doit être un peu comme un petit bijou bien réglé ».

 

Joanne : « oui, c’est enthousiasmant mais c’est parfois aussi complexe. Le travail sur les costumes est limité, et nous avons choisi de ne pas utiliser de musique pour préserver les textes de Camille. La question qui se pose est « comment créer ? ». C’est une challenge. De plus, nous serons très proches des spectateurs, ce qui peut avoir un côté intimidant ! »

 

 

 L. Brémont

 

Joanne Leighton
Johann Leighton  est chorégraphe belge d’origine australienne aujourd’hui installée en Ile-de-France. C’est Joanne Leighton qui a créé « Les veilleurs » à Belfort alors qu’elle dirigeait le Centre Chorégraphique National de Franche-Comté à Belfort , une pièce participative qui a élu domicile durant un an à Evreux. Avec sa troupe WLDN, créée en 2015, elle a donné son dernier spectacle « Songlines » en début d’année au Cadran. Cette oeuvre est inspirée du roman de Bruce Chatwin, « Le chant des pistes ».

 

Camille Laurens
Laurence Ruel a écrit son premier roman « Index » en 1991 sous le pseudonyme de Camille Laurens. D’autres romans, traduits en plus de trente langues, des pièces de théâtre, des essais sur l’art et la langue suivront. Parmi ses écrits, « Dans ces bras-là » (prix Femina 2000), « L’amour, roman » (2003) , « Romance nerveuse » (2010) et « Celle que vous croyez » (2016), récemment porté à l’écran par Safy Nebbou, ou encore « La petite danseuse de quatorze ans », une enquête sur l’oeuvre de Degas et son modèle.  
Les binômes du festival en 2019
(1) En représentation, dans le cadre du festival Concordan(s)e :
- Amala Dianor et Denis Lachaud
- Joanne Leighton et Camille Laurens, L&L, Xamûma fane lay dëm, je ne sais pas où je vais,
- Philippe Lafeuille et Elitza Gueorguieva, Pleg 92’
- Catherine Dreyfus et Catherine Grive, Poid(s)
- DD Dorvillier et Catherine Meurisse, « Vois-tu celle-là qui s’nfuit », (édition 2017)
- Yvann Alexandre et Sylvain Pattieu, En armes, (édition 2018)
- Pascale Houbin et Carole Martinez , Entre nos mains, entre nos jambes (édition 2018), joué à Evreux en 2018.

Dates, horaires et lieux : www.concordanse.com/festival/le-festival-edition-2019
Et aussi...
Rendez-vous également le 30 mars à la médiathèque de Saint-Herblain (44), le 2 avril à la maison de la poésie à Paris (75) ; le 6 avril à la médiathèque de Fontenay-sous-Bois (94) ; le 13 avril à la bibliothèque intercommunale d'Etampes (91), le 17 avril à la Briqueterie de Vitry-sur-Seine (94), le 20 avril à la médiathèque du Kremlin-Bicêtre (94) ; le 27 avril à la maison Goerge Sand à Nohant (36)

 

En attendant Joanne Leighton et Camille Laurens... 

Pascale HOUBIN - Carole MARTINEZ / Entre nos mains entre nos jambes from Concordan(s)e on Vimeo.

 

D’autres vidéos par ici.

 

 

(2) Le sujet de ce livre est la répétition. Il se propose d'examiner comment les œuvres d'art, l'Histoire, mais aussi et d'abord notre propre existence sont soumises au principe de répétition, pour le meilleur et pour le pire. 

 

 

 

 

 

(3) Pour en savoir plus, lisez « la petite danseuse de quatorze ans » : « Elle est célèbre dans le monde entier mais combien connaissent son nom ? On peut admirer sa silhouette à Paris, New York ou Copenhague, mais où est sa tombe ? On ne sait que son âge, quatorze ans, et le travail qu’elle faisait, car c’était déjà un travail, à cet âge où nos enfants vont à l’école. Dans les années 1880, elle dansait comme petit rat à l’Opéra de Paris ; mais comme elle était pauvre et que son labeur ne suffisait pas à la nourrir, elle ni sa famille, elle posait aussi pour des peintres ou des sculpteurs. Parmi eux, il y avait Edgar Degas. »

 

(4) Nietzsche a écrit « Seules les pensées qu’on a en marchant valent quelque chose ».



26/02/2019
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