Les femmes noires dans l'histoire
Silyane Larcher est est philosophe et politiste. Docteure en études politique à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, et chargée de recherche au CNRS, elle est spécialiste en études coloniales et postcoloniales. Elle était à Evreux en mars pour présenter le dernier livre auquel elle a collaboré : "Black French Women and the Struggle for Equality, 1848-2016"*, paru récemment. L’occasion églament pour Silyane Larcher d’évoquer son sujet d’étude actuel, l’afroféminisme.
Au cours de sa conférence, Silvyane Larcher a offert de nouvelles perspectives pour penser l’histoire de la France continentale et celle des anciens territoires coloniaux.
Le droit de vote des Sénégalaises, une histoire mouvementée
Gerty Archimède, avocate et députée
Eugénie Éboué-Tell, femme politique
Paulette et Jeanne Nardal, intellectuelles
Silyane Larcher a tout d’abord présenté « Black French Women and the Struggle for Equality », le fruit d’un travail collectif pluridisciplinaire. Recueil de portraits de femmes noires françaises, ce livre navigue entre trajectoires individuelles et collectives. Ce qui est mis en lumière, c’est la façon dont des normes de nationalité et de citoyenneté affectent des femmes noires. En parallèle, se dessinent les influencent que les colonisés ont eu dans l’histoire de la France territoriale et dont il reste des traces aujourd’hui.
« Ce travail permet de glisser d’un regard ethnocentré et androcentré vers une prise en compte des suggestivités féminines noires » explique Syliane Larcher. En filigrane, se pose alors la question de savoir ce que les pratiques artistiques, politiques… des femmes noires peuvent nous apprendre en terme d’émancipation.
« Le livre s’intéresse à la période 1848-2016. L’année 1848 correspond à la fin de l’esclavage, s’en suit une période qui a été peu étudiée. Autour des années 2016, on voit apparaître, principalement en France, L’afroféminisme, le plus souvent porté par des femmes noires issues de l’immigration » résume la jeune femme.
En feuilletant les pages de cet ouvrage, on (re)découvre des intellectuelles oubliées, des pans de l’histoire méconnus.
Le droit de vote des Sénégalaises, une histoire mouvementée
Ainsi, l’histoire du droit de vote des femmes au Sénégal. Colonie française jusqu’en 1960, le Sénégal comprenait ce que l’on appelait « Les quatre communes » (Dakar, Gorée, Rufisque et Saint-Louis). Ces villes sont les premières érigées en communes de plein exercice entre 1872 et 1887 par décret (d’autres suivront). Les « quatre communes » connaissent des particularités. Ainsi, Dès 1916, les nationaux français de statut local des « Quatre communes » obtiennent une pleine citoyenneté française**. Ce droit sera étendu à toutes les colonies françaises en 1946 seulement.
Alors que les femmes françaises obtiennent le droit de vote en avril 1944, un décret exclut les femmes sénégalaises y compris dans « les quatre communes » où ce droit aurait logiquement dû s’appliquer (bien-sur, les femmes originaire de la France continentale installées au Sénégal ont le droit de voter). Les hommes, de leur côté, votent depuis 1848.
Les Sénégalaises revendiquent le droit de voter, d’autant plus que nombre de colonies françaises voient ce droit accordé aux femmes autochtones (en novembre 1944 : Martinique, Guadeloupe, Réunion ; en février 1945 : Guyane et de Madagascar). Et nombres de Sénégélaises sont impliquée de longue date dans la vie politique.
A force de mobilisation, les femmes sénégalaises arracheront finalement le droit de vote en 1945.
Pour Silyane Lacher « L’histoire coloniale française a eu des effets au Sénégal. Cette histoire compliquée a rejailli sur l’implication des femmes Sénégalaises dans la sphère politique. Marie-Angélique Savané en est une illustration ». Cette militante politique et féministe est née en 1947 à Dakar. Son séjour en France continentale durant mai 68 lui donnera les clés pour comprendre le féminisme. Elle s’engage ensuite politiquement au Sénégal et oeuvre pour défendre les droits des femmes sénégalaises.
Les oubliées
Gerty Archimède, avocate et députée
Silyane Larcher a également évoqué quelques grandes figures oubliées. Gerty Archimède est née en 1909 à Morne-à-l'Eau (Guadeloupe), décédée à Basse-Terre (Guadeloupe) en 1980. Elle fut la première femme inscrite au barreau de la Guadeloupe en 1939. Durant sa carrière politique, elle sera élue conseillère générale en 1945, puis sera l’une des deux premières députées de la Guadeloupe avec Eugénie Éboué-Tell.
elle crée en Guadeloupe une fédération de l'Union des femmes françaises (proche du partie communiste).
Cette féministe était anticolonialiste mais elle ne souhaitant pas la séparation de la Guadeloupe. Pour elle, l'égalité métropole/ Guadeloupe passait par la départementalisation.
Eugénie Éboué-Tell, femme politique
Eugénie Éboué-Tell, née en 1889 à Cayenne (Guyane) et décédée en 1972 à Pontoise (Val-d'Oise), est une femme politique française. Elle est successivement députée, conseillère de la République et sénatrice de Guadeloupe.
Paulette et Jeanne Nardal, intellectuelles
Silyane Larcher évoque encore de nombreuses femmes, telles Paulette (1896-1985) et sa soeur Jeanne Nardal (19? – 1993), martiniquaises.
Paulette est une femme de lettres et journaliste. Militante de la cause noire avec sa sœur Jeanne Nardal, elle est une des inspiratrices du courant littéraire de la négritude et la première femme noire à étudier à la Sorbonne. Jeanne est une écrivaine, philosophe, enseignante, et essayiste politique française de la Martinique.
Le père de Paulette et Jeanne est le premier homme noir à obtenir une bourse pour entrer à l'École des arts et métiers. Il est aussi le premier ingénieur noir à travailler pour le ministère des travaux publics. L’arrière-grand mère des soeurs Nardal était esclave.
Le statut de leur père permettra à Paulette et Jeanne de faire des études qui les conduiront à Paris, à la Sorbonne dans les années 20. Elles y seront sont les première étudiantes noires martiniquaises. "Elles sont rapidement confrontées au cliché de la doudou noire », dans lequel elles ne se reconnaissent pas" souligne Silyane Larcher. Paulette prend alors conscience des discriminations que subissent les femmes selon leur couleur de peau, leur classe...
Les soeurs mettent en place des salons littéraires et des rencontres entre étudiantes et étudiants noirs pour échanger sur leurs expériences en métropole. il s’agit également de créer, plus largement, des liens intellectuels entre les noirs du monde entier, notamment au travers de "La Revue du monde noir". Autour d’elles, gravitent Césaire, Senghor, Damas…
Paulette aborde la question de l’émancipation des femmes et pose les prémices de la théorie de la Négritude***.
En février 1928, Jeanne est parmi les quelques femmes fondatrices de La Dépêche africaine, le journal bimensuel officiel du Comité de défense des intérêts de la race noire.
Jeanne y publie un essai intitulé « Pantins exotiques » qui aborde la fascination parisienne pour les femmes noires. Dans ses écrits, Jeanne décrit également des concepts qui seront au centre des débuts du mouvement de la négritude.
L’héritage intellectuel de Jeanne et Paulette Nardal est immense, il a pourtant était méconnu pendant de longues années. « Nous n’étions que des femmes, nous avons montré le chemin aux hommes » ont un jour résumé Jeanne et Paulette qui eurent l’opportunité, à la différence de nombre de femmes noires, de fréquenter des cercles intellectuels.
L’afroféminisme
« La question des expériences féminines noires se posent toujours, notamment au travers de l’afroféminime » poursuit Silyane Larcher. « Depuis 2014-2015, sur la toile, des jeunes filles et des jeunes femmes noires françaises construisent une critique d’un féminisme qu’elles qualifient de « blanc » et qui, pour elles, occulte la présence féminine noire, explique Silyane. C’est la naissance de l’afroféminisme qui donne à penser qu’il est difficile d’articuler une identité féminine au quotidien. »
Une difficulté qui peut se traduire dans de nombreuses situations : impossibilité de trouver un fond de teint adapté à sa carnation dans les magasins de cosmétique, absence de fillettes ou de femmes noires dans la littérature jeunesse ou dans les oeuvres cinématographiques… Autant d’événements qui participent à créer un sentiment de marginalisation qui trouve ses racines dans l’histoire coloniale.
On trouve des prémices de l’afroféminisme notamment dans l’implication de nombreuses femmes maliennes immigrées en France dans le tissu associatif local. Ces femmes ne se définissent pas comme féministes en tant que telles mais elles oeuvrent à améliorer les conditions de vie et à défendre les droits de leurs consoeurs.
Les afroféministes sont nées en France, principalement dans les années 90, et sont issues de l'émigration. "Ces jeunes femmes ne veulent pas être définies par rapport aux origines de leurs parents mais comme des femmes françaises noires. Elles ne veulent plus entendre « tu viens d’où ? » en raison de la couleur de leur peau. On retrouve ce mouvement principalement en France mais également en Espagne, Allemagne, Pays-Bas, Portugal… " complète Silyane Larcher (il existe également des asio-féministes d’ailleurs).
Ce mouvement ne doit pas être confondu avec le black feminism****, né aux Etats-Unis dans les années 60-70. Ce mouvement associe des problématiques liées au sexisme et au racisme aux Etats-Unis. Le Black feminism développe le concept d'intersectionnalité qui souligne l'existence d'enjeux spécifiques aux femmes noires (un constat déjà fait par Jeanne et Paulette Nardal).
Si Black feminism et afroféminisme se rejoigent sur de nombreux points, ces deux mouvements ne sont pas confrontés tout à fait aux mêmes problématiques. Les traces laissées par l’esclavagisme aux Etats-Unis et celles laissés par la colonisation européenne ne sont pas équivalentes.
Les afroféministes ne parlent pas d’une seule voix. Elles reprochent justement au féminisme français et à leurs porte-paroles, telle Michelle Perrot par exemple, la manière unique dont est pensé ce mouvement, faisant fi des origines multi-ethniques des femmes. Ce qui donne lieu à tant de débats autour des religions, du communautarisme… « Mais attention, tient à avertir Silyane Larcher en réponse à une question du public, il serait réducteur de considérer que les afroféministes véhiculent toutes des idées extrémistes ».
Pour se faire une idée, rien de mieux que de parcourir les nombreux blogs dédiés à l'afroféminisme qui offrent un autre regard sur la vie des femmes noires en France.
Laetitia Brémont
** Les quatre communes comptent une population d’environ 26 000 individus en 1870. Le droit de vote ne concerne donc, jusqu'à la Deuxième Guerre mondiale, que 5 % des habitants du futur territoire du Sénégal. Avant 1916, les habitants des « Quatre communes » s’étaient déjà vu attribuer certains droits qui restaient limités. (source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Quatre_communes)
*** Le terme « négritude » a été inventé par l'écrivain militant martiniquais Aimé Césaire. a avec le poète sénégalais Léopold Sédar Senghor et l'écrivain guyanais Léon Damas, ils sont ordinairement reconnus comme les trois pères de ce mouvement culturel. Les apports de Jeanne et Paulette Nardal commencent aujourd’hui à être reconnus.
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